Deshéritée

[ceci se passe plusieurs années avant les événements décrits dans les autres récits]


Laele avançait à grands pas dans les couloirs de la maison Dy’Neren. Ses fines bottes claquaient contre le dallage. Sa mère, matrone Nathrae, l’avait convoquée. Le ton était pressant, le messager paniqué. Cela avait l’air important. Considérant qu’elle avait fait suffisamment d’écarts vis-à-vis de sa maison ces derniers temps, elle avait obtempéré et s’était hâtée en direction de la salle d’audience, prenant tout juste le temps de revêtir une robe qui convenait plus à son rang. Etrangement, ses vêtements souples de cuir avaient la fâcheuse habitude d’attirer les coups de fouets de ses sœurs lors des réunions officiels.
Arrivée devant les portes, elle ajusta sa tenue, rangea quelques mèches rebelles dans sa coiffure et fit un geste brusque pour qu’on lui ouvre les lourds battants.

Lorsqu’elle pénétra dans la pièce silencieuse, son cœur rata un battement. Aux côtés de sa mère se tenait la prêtresse Rafa, une sommité au sein d’Arach Tinilith, le lieu d’études des futures prêtresses de Lloth. Laele grinça des dents mais continua d’avancer, la tête haute, un petit sourire suffisant plaqué sur les lèvres. Devant sa mère et Rafa, elle s’inclina avec raideur. Ses quatre sœurs, ses aînées comme ses cadettes, vinrent l’encadrer. Laele fronça les sourcils. La pièce dégageait une désagréable atmosphère de tribunal. Elle leva les yeux vers sa mère. Le visage fermé, les lèvres pincées, celle-ci la regardait avec des yeux enflammés. La punition allait être terrible aujourd’hui. Lorsque matrone Nathrae prit la parole, ce fut d’une voix blanche de colère.
« La prêtresse Rafa m’a fait part de … problèmes te concernant, Laele. »
Evidemment. Pour quelle autre raison aurait-elle pu être présente ?
«Selon elle, tu ne mets plus les pieds à Arach Tinilith depuis des mois » continua la drow. Puis elle fit une pause, pour observer sa fille. Celle-ci restait droite, le regard baissé dans une attitude faussement respectueuse. Les paroles de sa mère n’exigeaient pas de réponse. La matrone continua après un coup d’œil à ses autres filles.
« Tu as déjà été fouettée pour cette raison par le passé. La prêtresse Rafa exige davantage. »
Laele leva un regard brûlant de haine. C’est pourtant d’une voix contenue qu’elle parla.
« Matrone Nathrae, commença-t-elle, ignorant superbement la prêtresse d’Arach Tinilith, il est possible que Lloth, dans sa toute puissance, m’ait réservé un destin autre que celui de prêtresse. »
En prononçant ces mots, elle avait raidi ses muscles, s’attendant à un coup de fouet en réponse à ce blasphème. Mais il n’en fut rien. Au contraire, sa mère lui fit signe de continuer. Laele, sachant très bien qu’elle était certainement entrain de jouer sa tête, tâcha pour une fois de mesurer ses mots :
« Du temps que j’ai passé à Arach Tinilith, j’ai compris que je présentais peu de dons dans les arts réservés aux prêtresses. C’est que mon destin doit être autre. Mère, vous n’avez pas de fils. Il n’y a aucun sang noble pour diriger votre garde, pas de représentant de notre maison à l’Académie. J’ai mis à profit le temps passé hors d’Arach Tinilith, soyez en assurée. J’ai exploré les abords de Menzoberanzzan, j’ai appris certains arts de la guerre. Laissez moi représenter la maison Dy’Neren sur le plan militaire. »
Matrone Nathrae n’avait pas bougé, son visage restait de marbre. Laele savait que cela signifiait qu’elle réfléchissait à ses propos. Enhardie, elle continua :
« Ou, si vous préférez laisser cet honneur à un éventuel mâle à venir, je pourrai servir d’espion à notre maison. Je sais me faufiler discrètement, échapper aux gardes et prêtresses, la prêtresse Rafa pourra vous l’assurer. »
Le coup partit sans prévenir. Le fouet à têtes de serpents lui cingla la poitrine. Les yeux brillants, Rafa repliait lentement son fouet.
« Matrone Nathrae, commença-t-elle de sa voix grave, votre fille enchaîne les affronts. Elle déshonore votre maison, porte préjudice à son évolution. Tenez vous tant à perdre les faveurs de Lloth ? Sévissez, sur le champ. »
Nathrae prit le temps de réfléchir, les yeux à demi fermés. Un petit sourire naquit sur ses lèvres. Laele réprima un frisson.
« Bien entendu » dit la matrone en se levant de son siège.
« Laele, Lloth t’avais destinée à devenir prêtresse. Si tu le refuses, tu n’es d’aucune utilité, tu ne mérites pas de vivre. »
Laele, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, sentit son sang se glacer dans ses veines. Quelle idée d’avoir revêtit cette robe, d’avoir retiré ses armes ! Matrone Nathrae se tourna vers ses autres filles.
« Mes filles, tuez votre sœur. »
Et les coups se mirent à pleuvoir. Laele resta debout, le regard plein de haine rivé sur sa mère et la prêtresse qui l’observaient, regrettant de ne pouvoir les tuer d’un simple coup d’œil. Les quatre fouets de ses sœurs, qui s’en donnaient à cœur joie, la firent très vite chavirer. Ses récentes blessures se rouvrirent, et ses jambes se dérobèrent sous elle. Un voile rouge, de sang ou de colère, elle n’aurait su le dire, passa devant ses yeux. Mais elle ne quitta pas du regard les deux drows qui la regardaient se faire battre à mort. Au bout de quelques temps, les deux femmes se lassèrent et Nathrae emmena la prêtresse dans une petite pièce attenante à la salle d’audience. Laele eut le temps de s’étonner sur la puissance de sa haine qui parvenait à prendre le pas sur la douleur, avant de sombrer dans l’inconscience.

L’eau glacée la recouvrait. Pendant un instant Laele crut se noyer. Puis elle émergea, suffocante. Elle voulut se redresser mais la douleur soudaine la cloua au sol, sur les dalles froides d’une pièce obscure. Debout au dessus d’elle, sa plus jeune sœur, Phyrra, tenait un seau vide entre ses mains. Elle la dominait, le visage sombre.
« Relève toi, matrone Nathrae va venir te parler. » Le ton était dur, sans aucune déférence à l’égard de son aînée.
Elle sortit sans autre explication, laissant Laele à ses douleurs. Heureusement, ses blessures avaient été pansées. Avec précaution, elle se releva en grimaçant et se traîna jusqu’au bat-flanc du mur en face, sur lequel elle s’écroula en gémissant. Après quelques minutes passées ainsi affalée, elle se redressa contre le mur, afin de recevoir sa mère dans une attitude un peu plus digne.
Celle-ci ne tarda pas à entrer, suivie par Phyrra.
« Pas un mot, fit la vieille drow d’une voix cassante alors que Laele ouvrait la bouche. Pas une réflexion, pas d’insolence. Ou il t’en coûtera la vie. Comme tu peux le voir, j’ai accepté ta proposition. Te voilà mercenaire et espion au compte de la maison Dy’Neren. Mais comprend bien une chose : tu ne fais PLUS partie de la maison. Aux yeux de tous, Laele Dy’Neren est morte aujourd’hui. Tu as été bien idiote de te proposer espionne devant la prêtresse Rafa tout à l’heure, poursuivit-elle devant le regard d’incompréhension de sa fille. Quelle est l’utilité d’un espion lorsqu’on sait qu’il espionne et pour quel compte ? Mais peu importe. Tu manques cruellement d’esprit, mais tu en auras suffisamment pour les tâches qui te seront confiées à l’avenir. »
Le visage de Laele se durcit sous la colère et Nathrae leva la main pour la faire taire.
« Ne croit pas que je t’ai sauvée par amour pour mes enfants. Tu n’es plus ma fille, tu ne prendras part à aucune décision concernant la maison. Et ne compte pas être un mercenaire bien payé ! Au moindre écart, je te ferai tuer. Et tu sais que ça ne me sera pas difficile, où que tu sois. Voilà ce que seras ta récompense pour tes travaux : la vie sauve, un toit et les repas. En échange, tu seras sous mes ordres et sous ceux de tes sœurs. Et si tu ne te montres pas assez compétente ou loyale à notre goût, alors tu mourras. Est-ce bien compris ? »
Les mâchoires crispées, Laele hocha la tête.
« Bien. Pour le moment, tu dois disparaître, on doit oublier Laele Dy’Neren. Tu resteras cachée ici. On va couper tes cheveux. Quelques balafres bien placées finiront de changer ton visage.
- Mais si je ne sors pas, protesta Laele, le souffle court, je vais m’affaiblir. »
La matrone haussa un sourcil.
« Un espion est capable de s’esquiver discrètement, non ? Ne vantais-tu pas ta discrétion il y a quelques heures ? Tu auras tout le temps de t’exercer pendant les années qui vont suivre. Mais personne, que ce soit de la maison ou de l’extérieur, ne doit te voir. »
Là-dessus, elle tourna les talons, suivie de Phyrra qui lui adressa un sourire venimeux, toute heureuse qu’elle était d’être devenue quatrième fille de la maison Dy’Neren.

Dans l’obscurité qui suivit leur départ, la drow, qui venait de perdre son rang, sa noblesse et tous les égards qui lui étaient dus, se mit à sourire. Enfin, elle avait le sentiment de s’être libérée de la toile de Lloth. Peu importait ce qu’il adviendrait par la suite, elle ne servirait plus sous ses ordres. Quant à ceux des prêtresses … elle improviserait.
Avec un long soupir, elle se détendit et s’allongea sur la couchette. Laele Dy’Neren était morte. A sa place, Amenia venait de naître, et c’était tant mieux.

Phyrra fit glisser son fouet entre ses mains pour en éprouver la souplesse. Le jugeant correctement huilé, elle sorti sa pierre ponce pour l'éroder en surface, afin de le rendre plus abrasif. La prêtresse Rafa se vantait souvent de pouvoir décoller la peau jusqu'à l'os, et depuis que Phyrra l'avait surprise par hasard à dépolir son fouet, elle-même y travaillait chaque jour. Un jour, ce fouet fairait couiner ses soeurs ainées, sales usurpatrices de la place qui lui revenait, celle de matrone, et encore ! Elle savait que Loth l'avait choisie depuis qu'une araignée avait fait sa toile dans sa gorge une nuit ou elle avait du trop ronfler. Depuis, elle buvait son eau à petite gorgée, et ne mangeait plus que de la soupe pour éviter de trop abimé la toile. Elle était la voix de Loth, elle en était persuadée. Un jour, elle serait matrone de la maison Dy'Neren à la place sa mère, et encore ! Elle aspirait légitimement à devenir la matrone suprème de la première maison. Et parralèllement, elle sentait que le poste de grande pretresse lui échouerait un jour. Elle était Loth réincarnée, elle en était sûre, bientôt, soeur après soeur, matrone après matrone, elle accéderait à ce pourquoi elle était née.
Phyrra regarda furtivement autour d'elle. L'avait-on vue ? Quelqu'un aurait-il pu surprendre ses desseins en lisant son visage ? Elle se méfiait de tout le monde, et parlait à voix basse pour ne pas trop ouvrir la bouche et dévoiler son secret qui aurait surement fait des jalouses, succiter des méfiances à son égard... Elle serra son fouet : "Jamais, personne ne le découvrira"
_ Découvrira quoi ma soeur ?
La voix acide de Fhaera surgit de derrière elle.
_ Euh... je pensais à notre soeur, Laele.
_ Quelle soeur ?
_ Oui, notre ancienne soeur, je me disais que si quelqu'un apprenait la clémence de notre mère à son égard, sa réputation envers la déesse en serait gravement atteinte et toute notre maison fragilisée. Aussi, je me demandais si il ne valait mieux pas...
Fhaera sourit perfidement à l'idée de terminer le meurtre de son ancienne soeur. Phyrra lui rendit son sourire, fière d'avoir improvisé un mensonge si crédible, et berné sa crétine d'ainée.
_ Si nous avions eu une cinquième soeur, cela aurait été une bonne idée, mais... nous avons toujours été quatre, et notre mère n'a jamais rien ordonné.
Son ton était cinglant comme le cuir de son fouet. Phyrra hocha la tête, prenant un petit air penaud et s'en alla. Le long des couloirs sombres et froids, la cadette des filles Dy'Neren brûlait de satisfaction de savoir sa soeur ainée si crédule.


Au même moment, dans une alcôve secrète de l'antichambre de matrone Nathrae, un ténébreux plan se tramait dans les chuchotis de la mère matrone, de Fhaera et d'une jeune drow en habit de mercenaire :
_ Il est temps de faire vos preuves jeune Amenia, souffla la voix glacée de matrone Nathrae, comme si elle n'avait jamais connue Laele.
_ Je préfererait m'en occuper moi même, je n'ai aucune confiance dans cette gamine, dit Fhaera.
"Quelles pourritures !" pensa Laele, comme elles sont hypocrites.
_ Silence, la coupa sa mère, c'est une excellente occasion, et une friandise du destin dont Loth nous remerciera sans doute. Tu as bien fait de te confier à moi ma fille, ne soit pas triste de remplir cette tâche toi-même, et jouis plutôt de la situation.
_ Bien matrone Nathrae.
_ A nous maintenant mercenaire Amenia. Une de mes filles, Phyrra, a été surprise en train de comploter contre nous. Comme tu le sais, le complot est toléré tant qu'il n'est pas découvert par sa victime. Tu as carte blanche pour faire en sorte que je n'ai jamais engendré que trois filles.
_ Mais, Phyrra est ma... Amenia retint ses mots blasphématoires dans sa gorge, ainsi que l'envie de les tuer toutes les deux.
_ Une lune, pas plus, pour revenir en ayant fait le ménage.
_ Oui matrone Nathrae, je n'échouerais pas.

Amenia marchait le long des couloirs silencieux de son ancienne maison. Elle appréciait de goûter enfin à sa nouvelle liberté. Oh bien sûr, elle était sortie des murs du bâtiment et même de la ville pendant les mois qui avaient suivies sa « mort ». Mais enfin elle pouvait apparaître aux yeux de tous. Heureusement, elle était méconnaissable. Son visage maintenant taillé au couteau, au sens littéral du mot, avait été une source d’occupation et d’amusement pendant plusieurs jours pour Phyrra. La douleur que ce traitement avait engendré avait au moins le mérite d’avoir été utile.
Phyrra …
Amenia tourna derrière une gigantesque statue représentant une araignée dressée sur ses pattes arrière, l'éraflant au passage, et s’enfila dans un étroit couloir dissimulé par une lourde tenture.
Ainsi Phyrra complotait contre la matrone et ses filles. Après tout, ce n’était pas étonnant. Elle avait toujours fait preuve d’une ambition bien trop dangereuse. Eh bien cela ferait une prêtresse de Lloth en moins ! Un sourire fugitif glissa sur les lèvres d’Amenia lorsqu’elle s’imagina lui faire avaler son fouet. Elle sentait presque dans son poignet la douce résistance qu’offrirait sa gorge sous la lame de son poignard. A moins que la discrétion n'exige le poison ?
Soudain, la drow s’immobilisa, les sourcils froncés. Phyrra complotait ... A peine sortie du berceau, sa soif de pouvoir avait été démesurée, Amenia l’avait touchée du doigt lors de ses promenades furtives et indiscrètes à travers la maison, quand elle était encore Dy’Neren. Phyrra convoitait la place de matrone, ni plus ni moins. Pour cela, il faudrait se débarrasser de sa mère et de toutes ses sœurs. Quatre prêtresses mortes contre une seule.
Amenia passa une main dans ses cheveux courts. Le vent changeait soudain de direction. Mais était-elle capable de tuer les quatre drows rapidement et proprement ? D’un autre côté, après cela, elle n’aurait plus qu’une Dy’Neren à supporter … si l’on supposait que la maison Dy’Neren résisterait à son instabilité soudaine. Une maison fraîchement amputée de quatre de ses cinq prêtresses, voilà qui attiserait la convoitise des maisons inférieures voulant s’élever dans la hiérarchie ! Phyrra ne ferait pas long feu. Et Amenia se trouverait libérée du joug de son ancienne famille. Le jeu en valait la chandelle !
La jeune mercenaire fit demi-tour. Finalement, elle n’avait plus besoin de ses poisons. Phyrra manquait de patience - c'était un trait de caractère dont Amenia elle-même avait héritée -, sa convoitise était trop forte. Son offre l’allècherait. Et dans le cas contraire … il y aurait toujours une sœur Dy’Neren en moins.

C’est en sortant d’Arach Tinilith que matrone Nathrae sentit le lien se rompre. Elle s’immobilisa, concentrée, les yeux clos. Sa garde rapprochée avait déjà la main au fourreau. La drow expira et rouvrit les yeux. Pas de doute, un des liens qui la reliait à ses filles était coupé.
Phyrra.
Un sourire carnassier s’épanouie sur les lèvres de la matrone lorsqu’elle reprit sa marche. Mais à peine eut-elle le temps de faire deux pas qu’un autre lien céda.
Amenia ?
Phyrra l’avait-elle emportée avec elle dans la mort ? Bah, c’était bien la moindre des choses à laquelle il fallait s’attendre de la part de la dernière de ses filles. Cette mort contrariait tout de même ses plans mais après tout, mercenaires et coupe-jarrets courraient les rues de Menzoberranzan, il ne serait pas difficile d’en trouver un de valable, en y mettant le prix. Cela avait au moins révélé que la petite mercenaire n’était pas la hauteur, songea-t-elle en reprenant une nouvelle fois sa marche.
Ruminant de sombres pensées concernant son engeance qui se montrait si décevante – la faute aux pères certainement ! – elle dépassa la 6e Maison flanquée de ses quatre tours de pierre noire lisse, si lisse ! et garnies de l’élite de ses soldats.
Alors que Nathrae atteignait la partie basse de la ville où était bâtie sa Maison, son cœur rata un battement et une sensation de chute la saisit. Voilà qu’un 3e lien qui l’unissait à ses filles venait de se rompre. Comment cela se pouvait-il ? Le temps d’un battement de cils, elle maudit l’ensemble des dieux pour l’avoir dotée d’enfants pareils. Et, lançant à sa garde l’ordre de la suivre, elle partit au pas de course vers sa demeure, les doigts serrés sur son fouet, étranglant mentalement ses deux benjamines.
Passant en trombe sous l’arche de pierre verte qui marquait l’entrée de la maison Dy’Neren, elle fit signe aux gardes de faction de se joindre à la petite troupe, et se dirigea tout droit vers la salle d’audience, qui tenait lieu de salle du trône. D’un geste violent, elle ouvrit en grand les deux battants pourtant si lourds.
L’attendait là Phyrra, le visage tendu, assise droite et fière sur son siège à elle, la véritable matrone de la maison Dy’Neren ! D’une manière rageuse qu’elle ne se connaissait pas, Nathrae fit claquer son fouet dans le vide. L’impudente ! Elle, matrone Nathrae, n’était pas encore morte et elle ne le serait pas de sitôt ! Si Phyrra voulait prendre la tête de la maison Dy’Neren, elle allait d’abord devoir lui passer sur le corps, mais avant tout tuer tous les gardes qui s’amassaient derrière elle et à ses côtés.
Respirant profondément, elle chercha à se calmer. Raide sur son siège, Phyrra n’avait pas bougé ni prononcé un mot. Elle se contentait de fixer sa mère. Celle-ci s’autorisa à détourner le regard du trône, cherchant du regard la dernière et la plus traîtresse de ses filles. Elle ne la trouva nulle part. Où rodait-elle donc ? Reportant à plus tard ce détail d’un simple haussement d’épaules, elle se concentra à nouveau sur Phyrra, les yeux brûlants de haine.
Alors qu’elle ouvrait la bouche pour parler, pour descendre sa maudite fille de son piédestal et la flanquer plus bas que terre, là où elle ne pourra jamais plus comploter contre elle, alors qu’elle s’apprêtait à répandre un flot venimeux de paroles, les mots restèrent coincés dans sa gorge et seul un souffle étranglé sortit de ses lèvres entrouvertes. Sa poitrine se glaça et pourtant un souffle chaud lui caressait le cou. Les pupilles dilatées, l’air piégé dans sa poitrine, elle sentait contre sa nuque l’haleine tiède de sa fille reniée. Et, la voix acerbe et pourtant si douce, Amenia lui glissa à l’oreille : « tu n’avais qu’à me laisser libre, juste libre, et rien de ceci ne serait jamais arrivé. » Alors qu’elle glissait lentement vers le sol, l’acier toujours solidement fiché dans sa poitrine, Nathrae sentit sa fille la soutenir, pour la maintenir debout. Personne ne bougeait. Personne n’avait rien remarqué. Le temps s’était il arrêté ? Enserrant sa mère par la taille, Amenia reprit : « A force de trop vouloir accommoder les dieux, on finit par fâcher les vivants ». Et l’acier se retira, libérant l’air des poumons. Nathrae eut la force de se retourner pour constater l’absence d’Amenia, déjà disparue comme une ombre ou un mauvais rêve. Elle voulut faire un pas pour chercher sa fille mais déjà ses jambes ne la soutenaient plus. Elle n’eut pas le temps de sentir le choc avec le sol avant d’expirer son dernier souffle.